« Le fait du Prince !»

En cette paisible journée de juillet 1967, les habitants de la boucle de Poses – Tournedos, ce coin de Normandie, bordé à l'ouest par la forêt de Bord et à l'est par l'Eure et la Seine sont loin de s'imaginer ce que concoctent à une centaine de kilomètres de là les cabinets ministériels.

Le site vient d'être choisi pour la création de l'une des neufs villes nouvelles planifiée par Paul Delouvrier. Le Vaudreuil sera la dernière ville nouvelle, parès ses huit aînées : Cergy-Pontoise, Saint Quentin en Yvelines, Évry, Melun-Sénart, Marne la Vallée, Villeneuve d'Ascq, l'Isle d'Abeau, Rives de l'Etang de Berre

L'accouchement est pour le moins difficile. Les sept communes concernées sont classées en ZAD (zone d'aménagement différé) et le projet suscite naturellement une forte réticence de la population locale.

La notion de concertation est alors inconnue et les décisions de Paris ne se discutent pas. Malgré les protestations locales et régionales (l'affaire a un retentissement dans toute la Normandie), le gouvernement ne lâche rien.

Sous l'égide du maire du Vaudreuil qui a compris que la bataille était perdue d'avance, les locaux changent leur fusil d'épaule et adoptent une attitude coopération en vue de limiter les dégâts.

En juillet 1972, un décret créée l'Etablissement Public d'Aménagement de la Ville Nouvelle du Vaudreuil.

l'Atelier de Montrouge

Objectif de la Ville nouvelle : 100 000 habitants en l'an 2000 ! Une belle occasion pour mettre en œuvre les théories urbaines plus que jamais en vogue dans ce vingtième siècle encore imprégné de totalitarisme.

C'est l'Atelier de Montrouge, un groupement d'architectes et urbanistes parisiens engagés qui est retenu pour définir ce qui doit être la « ville idéale » et concevoir ce que devra être le « bonheur » de ses futurs habitants.

Et c'est bien de façon totalitaire que nos talentueux architectes vont mener leurs réflexions, avant même que la Ville Nouvelle ne soit officiellement créé. Naturellement, pas question d'écouter les autochtones, des paysans sans doute trop mal léchés pour comprendre l'intelligence, la finesse des théories urbaines de l'Atelier, mâtinées de Charte d'Athènes.

La Charte d'Athènes, élaborée en 1933 sous l'égide du Corbusier, est une sorte de « petit livre rouge » de l'urbanisme et de l'architecture, qui consacre le modèle de la séparation des fonctions. C'est notamment à ce moment que naît le concept de « dalle » qui sera appliqué en France dans toutes les villes ou quartiers nouveaux (la Défense, Cergy, Bobigny, Argenteuil, Bordeaux etc...). L' « Ensemble Urbain du Vaudreuil » n'y échappera pas.

Germe de ville

Ah ! les longues soirées enfumées de Montrouge à discuter concept, théorie, à déplacer des petits cubes sur une table à positionner des rues, des avenues pour forger la structure idéale de la cité du bonheur ! La cité où s'épanouira « l'homme moderne », pour ne pas dire l'Homme Nouveau !

Les débats seront si virulents qu'une partie du groupement quittera l'atelier.

Dès 1968, on sait à quoi ressemblera la première tranche de 4 000 logements. C'est le concept de « germe de ville » qui sera retenu.

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Séduisante cette expression de germe de ville ! Cela a un côté végétal, écolo... et fait opposition à ce qui prévalait alors, les grands ensemble (pourtant eux aussi promesse de bonheur pour l'Homme Nouveau) dont les chantiers pullulaient encore autour des grandes villes françaises.

Le Germe de Ville. Tout le concept est porté par cette expression : créer en premier lieu les services qui seront à terme nécessaire aux 100 000 habitants projetés. Créer un centre ville, avec une zone d'habitat dense et des commerces.

C'est finalement un plan d'urbanisme à l'américaine en treillis qui sera heureusement retenu.

L'Ensemble Urbain du Vaudreuil a en effet échappé de justesse au modèle dit « en arborescence » très beau dans les esprits de nos urbanistes mais qui aurait été sans doute encore plus dramatique s'il avait vu le jour. C'est d'ailleurs ce choix cornélien qui a provoqué la scission du groupement d'architectes.

C'est donc une dalle piétonne qui voit le jour avec tous les équipements d'une grande ville. Autour de la rue Grande, un théâtre, un cinéma, un supermarché Mammouth, des bâtiments administratifs, une maison de l'enfance, une gare et bien sûr des logements, le tout au cœur d' un quadrillage de rues à l'américaine (le treillis) destiné à se remplir d'immeubles.

Germination manquée

Telle des ovnis dans la campagne, les premiers édifices sortent de terre en 1975 sous les yeux dubitatifs des autochtones. Les premiers habitants emménagent. Les arguments ne manquent pour venir habiter au Vaudreuil. Une ville moderne à la campagne, avec les étangs de Poses à proximité, la forêt de Bord, le tout à une heure de Paris Saint Lazare, et à 25 kilomètres de Rouen.

Le chantier de la maison de l'enfance (1975)

D'autant que l'Atelier de Montrouge ne manquait pas d'imagination pour attirer le chaland, avec par exemple ses appartements « à la carte » livrés sans cloisons, que le futur propriétaire pouvait agencer comme il souhaitait.

En 1982, la Ville Nouvelle ne compte que 4 000 habitants, et cela fait belle lurette que les habitants ont compris que le Vaudreuil n'était pas la cité idéale qu'on leur avait vendu.

L'architecture sans racine, purement théorique et fonctionnelle en a déjà rebuté plus d'un... l'un des drames de l'architecture moderne, c'est le mépris de architectes et urbanistes pour le détail, cette volonté de ne se concentrer que sur le fonctionnel.

Les espaces publics sont négligés, et malgré quelque bâtiments publics intéressants (la maison de l'enfance, la gare), les immeubles n'échappent pas aux standards d'alors, avec des façades sinistres, vite dégradées dignes des agrovilles roumaines de Ceaucescu.

Pour donner l'illusion d'une prise en compte du problème, des modénatures aux formes grotesques, triangles, demi cercles sont ajoutées, amplifiant finalement le caractère peu soigné de ces constructions désincarnées.

Immeuble en construction (1975)

Autre désillusion, les habitants de la ville nouvelle n'ont pas le droit de vote ! L'ensemble urbain n'est en effet pas une commune, mais il ne dépend pas non plus des communes de la ZAD (contrairement par exemple à Cergy Pontoise, qui s'est contenté de regrouper les communes en syndicat d'agglomération nouvelle). En 1977, pas d'élection municipale donc, mais une gestion administrative.

Il faudra attendre 1981 pour que l'ensemble urbain du Vaudreuil deviennent une commune. Cette commune prendra le nom de « Vaudreuil - Ville Nouvelle ».

Mais le bon peuple normand ne s'y trompe pas et fini par délaisser une ville nouvelle qui décidément vieillit bien vite et bien mal.

Le crash

Comme la nature a horreur du vide, il faut bien que les commerces et les logements délaissés trouvent preneurs.

Dans les années 80, les idéaux socialisants à peine enterrés, nos les élites intellectuelles et médiatiques sans doute frustrés de leurs échecs, se mettent à vanter les mérites d'« une société multiculturelle des mélanges et des couleurs ».

Il fallait bien parquer quelque part ces population accueillies « les bras ouverts » par nos idéologues de l'humanisme des lumières, des droits de l'homme, de la tradition d'accueil etc... mais qu'ils ne voulaient surtout pas voir dans leur quartier parisien branchouillé.

Heureusement ! Le Vaudreuil – Ville Nouvelle était là ! La ville sans racine allait accueillir les déracinés ! Cela tombait bien non ?

C'est ainsi que la ville, à partir des années 1980, commence accueillir les 60 nationalités qui constituent aujourd'hui sa population. En 1990, la population finit par atteindre péniblement les 14 000 habitants... qu'elle a toujours. On est loin du projet mégalomane des débuts.

Le vieux village du Vaudreuil, devenu un refuge pour les bobos désenchantés, voit d'un mauvais œil la confusion de son toponyme avec celui de la ville nouvelle.

En 1985, le Vaudreuil – Ville Nouvelle change alors de nom. La mode est alors aux « Val de quelque chose », et sur la base d'une pirouette étymologique, la ville prend le nom de « Val de Reuil ».

Tous les symptômes de ce que l'on appelle à partir des années 1990 « les quartiers en difficulté » apparaissent à Val de Reuil.

Les classes moyennes fuient les incivilités et la délinquance. D'après une ancienne habitante, à partir de 23 heures, « la dalle, c'est Chicago ». Elles sont à leur tour remplacées par des populations qui n'ont pas le choix, aggravant les symptômes. Le chômage explose.

Même les habitants les plus ouverts et les plus tolérants finissent par se décourager, comme cette travailleuse sociale qui écrit en 2001 (ciao.fr) : « Oui, depuis plus d'un an, j'hésite à partir. Val de Reuil a malheureusement été sous les feux de la presse à plusieurs reprises. Je ne cherche pas à vous cacher qu'il existe un gros problème de délinquance sur la ville (drogue, incendies volontaires, rixes, vols et même meurtres...) ».

Val de Reuil vit aujourd'hui sous perfusion de l'Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Le mot d'ordre du maire est « Mieux vivre à Val de Reuil ».

Ce slogan est à lui seul un aveu d'échec pour tous ces architectes et urbanistes soixante-huitards qui pensaient faire le bonheur des gens malgré eux.

Comme pour mieux cacher sa misère Val de Reuil met en avant ses atouts : équipements sportifs à profusion (la politique du terrain de basket), alentours verdoyants mais surtout nous dit-on, Val de Reuil elle est la ville la plus jeune de France (45% des habitants ont moins de 30 ans).

La propagande officielle fait évidemment fi des 23% de chômeurs, et parmi les jeunes qui réussissent, tous n'ont qu'une idée, partir ou s'installer à côté, au Vaudreuil ou à Léry, attirés à leur tour par les fermettes rénovées.

Le revenu moyen des ménages à Val de Reuil est de 10 125 € par an contre 20 044 € par an au Vaudreuil.

Épilogue

Depuis 1996, Val de Reuil fait partie d'une communauté d'agglomération, avec notamment Louviers et les communes qui ont participé à la ZAD originelle.

Les causes de cet échec sont multiples. Certains avancent la densité trop importante du Germe de Ville, déroutante pour une ville censée être proche de la nature.

Depuis une dizaine d'années, à coups de subventions la ville semble s'éveiller. Les rues et les espaces publics sont réaménagées, les immeubles rénovés. De plus, la ville, lors de se création a attiré des activités de pointe (industrie pharmaceutique notamment), mais elle reste un ghetto.

Le gâchis de Val de Reuil, est le reflet de la suffisance de ces architectes et urbanistes, gonflés d'orgueil et aveuglés par l'idéologie.

Comme pour les idéologies totalitaires, Val de Reuil a permis de comprendre que ce sont les individus, maîtres de leurs destinée, qui façonnent peu à peu leur univers et donc notamment leurs villes et leurs villages. Ce sont les générations qui se transmettent leur patrimoine qui donnent une âme aux cités. Les architectes et urbanistes ne doivent avoir qu'un rôle d'accompagnement.

Clin d'œil ironique, syndrome de Stockholm ou ignorance ? La mairie de Val de Reuil à récemment donné le nom de son bourreau à sa médiathèque : Le Corbusier.